samedi 10 avril 2010

No more eatin' for them now.





















I went to a gig but nobody danced, everybody was far too cool,
All the kids just stood there, is it the same at their public school?
Hadouken! - That Boy That Girl




Le riz au lait.


Ce doit être le dessert qui m'embrume le plus le regard en l'espace de quelques secondes à peine. Mon estomac se resserre, mon système oculaire interne et purement personnel s'escrime à vouloir jeter un énième vain regard par-dessus les épaules de toutes les histoires peuplant ma mémoire. Je lui ai déjà dit que s'évertuer à vouloir tout contrôler simultanément, ça ne valait rien : il faut y aller pas à pas.

Le premier pas, c'est celui du riz au lait, les autres ce sera pour une prochaine fois. Le plat le plus régressif, selon un sondage qu'aurait pu mener l'Ifop* pour La Laitière de Nestlé. Régressif sur le plan gustatif, mais pas que : point de vue préparation, le score n'est pas mal non plus. Des heures à surveiller, à mélanger délicatement, à guetter l'ébullition... De l'assistanat culinaire dans toute sa splendeur.

Pour une cuillerée engloutie, une réminiscence full option en cadeau : les gens présents à ce moment-là, l'odeur de la cuisine, les meubles kitschs mais drôles, tout ça dans une bulle pâteuse à la vanille. Je n'ai rien inventé. Mais Proust non plus. Chacun son dessert...

Ça, j'ai envie de dire que c'est le chemin "normal". Si le nez est le disque dur externe du visage, alors le goût est la barrette de ram supplémentaire, celle qui va booster tous ces souvenirs, bons au mauvais, actes quotidiens ou extraordinaires. C'est grâce/à cause du goût qu'à la première incisive plantée dans un biscuit qui avait l'air quelconque, on revit l'expérience qui y était liée. C'est souvent une bonne baffe dans la gueule, positive ou négative, comme si chaque molécule odoriférante venait s'infiltrer par le moindre pore de la peau, parasitant l'ensemble du corps pour le contrôler, nerf par nerf, en le détournant de l'activité initialement prévue. Tout ça pour soulever l'individu non pas vers son avenir, mais pour l'enfoncer et lui faire boire une tasse de son passé.

Pour moi, le riz au lait, c'est aussi des souvenirs, mais peut-être pas les mêmes.
Aujourd'hui quand j'en cuisine, je dois me préparer psychologiquement parce que je sais qu'en faisant inlassablement tourner la cuillère en bois dans le fond de la casserole**, c'est un peu comme si je me concoctais une potion spécial flash-back. Parce qu'à chaque fois que je prépare ce plat, je sais que même sans avoir la plus petite faim, j'en goûterai une cuillère. Et là mes paupières s'alourdiront, les coins de ma bouche s'affaisseront et les images danseront très vite.

Ce matin-là, je m'étais dit, allez, ça fait longtemps, vas-y...
J'ai donc pris mon courage à 2 mains pour monter dans 3 trams et 2 métros différents, afin d'avoir le plaisir d'aboutir dans l'un des quartiers les plus ravagés de Bruxelles. Après cette charmante balade, comme toujours, tu m'attendais à la fenêtre. En souriant, en agitant la main, et probablement en disant à ma grand-mère que j'avais très mauvaise mine, que j'avais encore maigri et que mes vêtements ne ressemblaient à rien. Et on ne parle même pas de ta couleur de cheveux!
Je suis montée, on a gentiment discuté. Pour une fois ça se passait bien. Logique : les autres n'étaient pas là. Tu nous avais préparé des pilons de poulet et une salade de carottes... je m'en veux tellement je suis conne de retenir ce genre de détails. La viande n'était pas cuite, mais je me suis dit que tu ne devais plus très bien y voir. Ce devait être pour ça, oui... Même si quelques années auparavant, un serveur ayant l'outrecuidance de t'apporter une viande pas assez ou trop saisie aurait été bon pour un passage de savon bien dans les règles. Préférant contourner l'obstacle et sentant l'angoisse fleurir au niveau de mes genoux, j'ai avalé sagement le plat, tout en essayant de ne pas penser à ce qu'on dit sur les mérites bactériologiques du poulet cru et en me forçant à penser rationnellement qu'après tout, un animal mort reste mort, qu'il soit cru ou cuit. Ça a relativement bien fonctionné, à peine quelques haut-le-cœur...

Et c'est là que PAN, tu es revenu avec du riz au lait. D'énormes ramequins de terre cuite et vernie, remplis à ras-bord de riz au lait, oui, mais de riz au lait au chocolat...
Alors il faut savoir que le chocolat et moi, on a une relation assez spéciale. Un peu comme une fille qui a un carnet avec les numéros de ses amants, dont une ligne a été fermement bien que multiplement barrée. Elle se dit ce soir-là qu'elle va laisser une dernière chance à ce nom barré, qui va peut-être, pour une fois, la surprendre au lieu de l'inonder de sa tendresse dégoulinante et déplacée, qui même si elle est rassurante, est un peu lassante. Même si la fille sait qu'elle va encore barrer ce nom le lendemain, elle sait aussi qu'elle avait besoin de lui à cet instant et que lui ne demandait que ça, tout en sachant comment ça allait finir. Donc pour ceux qui pensent que la métaphore filée c'est complètement 2009, je traduis : le chocolat ok, mais on s'en lasse vite tellement c'est trop indécemment bon et sucré, et surtout tellement indigeste au bout d'un moment... C'est justement ce trop qui manquera une fois le cacao digéré. Alors quelques temps après, on en reprendra un carré pour vérifier que c'est toujours aussi indécent, juste pour se rassurer encore une fois.

Donc, il me sert du riz au lait au chocolat. Il était de notoriété plus familiale que publique qu'il aimait la cuisine certes, mais surtout traditionnelle et bien préparée. La tradition ici avait bien morflé. Ce sont mes canines qui ont essuyé la première salve d'attaques : le riz trop cuit collait et s'étalait entre les dents. J'ai voulu fermer les yeux mais je me suis dit que ça pouvait être mal interprété : le dégoût et la jouissance ne sont facialement pas si éloignés, et si tu m'avais proposé d'en reprendre je n'aurais pas pu dire non. De l'eau chocolatée surnageait dans cet über-ramequin (contenance : environ 1/2l) et parvenait à dissoudre la crème du riz, la rendant grumeleuse et peu appétissante à la vue.
Je ne sais pas comment j'ai fait, mais j'ai réussi à sourire tout en avalant ça. Tout en avalant TOUT ça, parce que même à 20 ans, je savais que tu allais me faire la morale si je ne finissais pas mon assiette.

Après je suis partie, des perles de plomb au coin des yeux, une brique de 3kg sur l'estomac et une de 10 sur le cœur. Parce que ce jour-là, j'ai compris que c'était fini. Que tu étais fatigué. Que si même l'objectif d'épater culinairement ta petite-fille ne te suffisait plus, ça voulait dire qu'il était temps.

5 mois après, tu nous as dit 'Au revoir les enfants'.
5 ans après, je souris bêtement à défaut d'autre chose, avec à la main une cuillère en bois tournoyant dans la casserole de lait.



* http://www.ifop.com/
** pour que le riz n'attache pas, est-il besoin de le mentionner?

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